dimanche 27 novembre 2011

Acte 5 : REVE


Entre l’Editeur. Tous disparaissent sauf le Numérotateur et l’Auteur. L’Auteur et l’Editeur marchent de long en large et une conversation s’engage. L’Auteur ne dit rien pour ne pas contrarier l’Editeur. Le Numérotateur glisse une phrase lorsqu’ils passent à proximité. Paradoxalement, il défend le Livre de Papier. Puis, il s’enhardit, devient nerveux et parle beaucoup. On s’aperçoit ainsi que le Numérotateur est amoureux de l’Auteur et craint de cette rencontre avec l’Editeur, le pire. Ce qu’il défend n’est en réalité pas ce que l’on croit. La conversation reste courtoise cependant, presque feutrée.

L’Editeur
Pour le moment, et tout le temps du grand reboisement, nous ne voulons plus entendre parler de ce papier qui décime nos forêts et nous mine.

Nous voulons des œuvres conçues en Lettres de Lumière.

Le Numérotateur (entre ses dents)
La production de cette Lumière ruine elle aussi la planète.

L’Editeur
Nous voulons une littérature nouvelle conçue spécialement pour ces nouvelles Tablettes d'Illusion.

L’Auteur (timidement, feignant d’interroger l’Editeur, mais en réalité tentant de le séduire.)
Le Livre de Papier est-il complètement mort ?

Le Numérotateur (un peu plus fermement, de manière à ce qu’on l’entende)
Il renaitra de ses cendres.

L’Editeur (s’adressant à l’Auteur sans prêter aucune attention au Numérotateur)
Pensez ! Une Tablette d'Illusion reliée au monde entier peut contenir la littérature du Monde Entier.

Le Numérotateur
Vous avez mal aux yeux…. Eh bien, tant pis !!!!

L’Ecrivain sur Livre de Papier sort, on ne le reverra plus.

L’Editeur (s’adressant toujours à l’Auteur)
Nous ne voulons pas la mort du livre, nous voulons son dépassement : l'invention de nouvelles formes qui, avec lui, étaient impossibles.
Le Livre, instrument spirituel, petit tombeau, a fait son temps.
Nous vivons un bouleversement égal à celui du passage de la tablette d'argile au papyrus. Du codex au livre, tout changea.
Votre œuvre nous intéresse, elle se situe justement à cette croisée des chemins des formes et des supports. Nous allons soumettre votre projet à nos médiologues.
Nous vous écrirons dès que nous aurons reçu l’œuvre achevée. Mais poursuivez, soyez sûr que nous vous soutenons.

L’Editeur, sur ces derniers mots, prend la main de l’Auteur et l’approche de ses lèvres, sans toutefois les poser. Manière de prendre congé. Baise main. L’Auteur reconduit Oscar Binfon en continuant à deviser, mais on n’entend plus distinctement ce qu’ils se disent. Le ton paraît encore  badin et léger.
Gael Berreteso se met soudain à parler très vite et assez fort. On doit comprendre qu’il est jaloux comme un tigre.

Le Numérotateur (de plus en plus exalté)
Les tablettes d'argile exigeaient le corps à corps de l'Ecrivain et du support, les aspérités de la matière, la couleur de la terre.
La gravure reliait notre corps à l'Univers, aux étoiles. Nous écrivions penchés, humbles. Nous n'affrontions pas effrontément le ciel.
Les Tablettes d'Illusion conduisent à l'extrême dépendance. Elles sont le règne des intermédiaires innombrables, visibles et invisibles. La proximité des lecteurs, voilà l’illusion. Seul le livre de papier permet cette intimité, cette tendresse, cette douceur, cette caresse …

Gael Berreteso sent sa voix se briser et cesse brusquement de parler.

La Journaliste est là, apparue dans son halo violet, elle attend.

Le Numérotateur décide de montrer à L’Auteur qu’il peut travailler sans elle. Il enfreint lui aussi la règle, se précipite dans la brèche que le moment de faiblesse de l’Auteur a ouverte. La Numérotateur se réinstalle à son poste et numérote les récits de mort de La Journaliste.

Le Numérotateur  (la voix toujours brisée)
Récit numéro 77

La journaliste (spot lumineux violet)
Liz à la radio "Les beaux yeux de la star ne s'ouvriront plus. Elle laisse derrière elle une carrière époustouflante et une vie de tapages."

Le Numérotateur  (surveillant du coin d’un œil larmoyant la porte par où sont sortis l’Editeur et l’Auteur)
Récit numéro 78

La journaliste (en boucle spot lumineux violet)
Pour Liz, épitaphe Radio : "L'actrice légendaire morte à 79 ans était la pionnière de la lutte contre le Sida. Le Sidaction lui sera dédié."

Le Lecteur Critique (qui n’a pas tort)
"Ok donc dans Le Journal du jour, 7 pages sur le décès d'une actrice avant de lire des infos sur la Libye."

Une personne du Chœur
Deux piétons civils afghans tués lors de l'attaque d'un véhicule en Afghanistan par un hélico US.

Le Numérotateur  (affermit sa voix en voyant l’Auteur revenir)
Récit numéro 79

La journaliste (en boucle spot lumineux violet)
Ses yeux violets se sont fermés à jamais. Ce derniers temps, la star faisait plus parler d'elle pour ses tweets que pour sa longue carrière.

Le Numérotateur (provocateur, annonce)
La mort de Liz Taylor : récits Numéro 80, 81, 82 et 83.
Récit 80, Liz en Cléopâtre.

Le Récitant. (qui s’est manifestement rallié à la cause du Numérotateur.)
Deux aspics la piquent. Désespérée et vaincue, elle avait donné l'ordre d'amener les serpents, puis avait offert son bras nu au fatal venin.

Le Numérotateur (complètement exalté)
Liz et Cléopâtre sont une seule et même personne, le jour de la mort de Liz, Cléopâtre a vécu sa mort une dernière fois.

Pendant que les Acteurs jouent la scène à Jardin sur le petit Théâtre monté sur roulettes, le Chœur ceinture le Numérotateur, le bâillonne et lui lie les poignets, à Cour.

Le Récitant revient à sa place de manière à pouvoir lire sur le " prompteur " et se tient à carreau. On alterne calmement les récits du Récitant et les psalmodies du Chœur. Une nouvelle forme est trouvée, plus claire, plus simple, plus proche de la Contrainte première, moins perturbée par les évènements de l’incroyable hiver. La perspective de l’Edition prochaine change tout. Les Acteurs continuent à mimer les récits de manières de mourir, mais le petit théâtre n’utilise que très rarement sa capacité de rouler. Il n’est déplacé que lorsque le fil des récits s’en trouve éclairé, pour marquer un changement d’époque ou de lieu, ou même le passage entre la réalité et la fiction.

L’Auteur (délivré des comptes d’apothicaire reprend tranquillement le fil de son écrit).
Las des hécatombes qui encombrent la réalité du monde, l'auteur se contraint à rédiger, parfois, un récit de mort imaginaire et consolateur.

L’Auteur tape sur son clavier le récit suivant qu’elle vient d’inventer de toute pièce. Sa rencontre avec l’Editeur l’a enhardie. Les Récits de Mort s’enchaînent sans transition, seuls les Acteurs jouent chaque histoire. On a abandonné le décompte. Le Numérotateur gigote, on voit qu’il essaie de se délivrer, mais personne ne s’occupe plus de lui. Même le Lecteur Critique ne fait plus aucune remarque.

Le Récitant
Le Colonel provoque en duel le Président et laisse le choix des armes : roulette russe. Ils tirent réciproquement et se tuent simultanément.

Le Chœur  (psalmodiant)
pour le Duce pour le Führer pour le Petit Père du Peuple pour le Grand Timonier pour le Caudillo pour le Guide Suprême pour le Roi pour Dieu

Le Récitant
Contrôle de routine, un Go Fast, alpagué à Couâtre, fuit. Le motard, qui le poursuit, meurt de le heurter, alors que le fugitif pile devant.

Le Récitant
Pensant que les organismes génétiquement modifiés annihilent toute idée de paternité, il tue son père biologique qui travaille chez Mosanto.

Le Récitant
Orodès II, roi de Parthes reçoit la tête du cupide Crassus. Un général victorieux l'avait occis en coulant de l'or en fusion dans sa bouche.

Le Récitant
1327. mort d'Edouard II : "Un fer, chauffé au rouge, fut introduit dans ses parties secrètes et brûla ses intérieurs au-delà des intestins."

L’Auteur est comme consacré. Le Chœur émet un sifflement admiratif après chaque " gazouillis ". L’Auteur écrit avec acharnement.

Le Récitant
1771 : le roi de Suède Adolphe Frédéric mange homards, caviar, choucroute, kipper et poisson fumé, et 14 fois du dessert, jusqu'à en mourir.

Le Récitant
Le fils de Claude et de Plautia Urgulanilla meurt en s'étouffant avec une poire. Il avait joué à la lancer et à la rattraper dans sa bouche.

Le Récitant
Du Petit-Thouars a ses bras arrachés par la mitraille. Mis en un tonneau de son il encourage ses soldats jusqu'à sa dernière goutte de sang.

Le Chœur  (psalmodiant)
pour un idéal pour une juste cause pour la liberté pour l'indépendance pour le roi pour un rien pour ses idées pour sa patrie pour la gloire

Le Récitant
Il commande un jus d'orange, boit et actionne la bombe. Bruit de tonnerre, on croit à un orage. Dans le bar, quinze morts et vingt blessés.

Le Récitant
1899. Marguerite Steinheil fut surnommée la "Pompe funèbre", du fait que le Président Félix Faure mourut des suites d'une de ses fellations.

Le Récitant
Le tailleur Franz Reichelt saute du troisième étage de la tour Eiffel afin de tester son invention : le manteau-parachute. L'essai est raté.

Le Chœur
Partir crever aller au ciel manger les carottes par la racine passer l'arme à gauche trépasser rendre l'âme aller au paradis aller en enfer

Le Récitant
On a servi l'homme, à cette table, alors qu'il avait tué le reste de sa famille et qu'il préméditait le meurtre du fils qui dinait avec lui.

Le Récitant
Syracuse assiégée. Sur la plage, il dessine des cercles sur le sable. Absorbé, il ne répond pas à un romain menaçant qui le tue de son épée.

Le Récitant
Le 10 avril 2011 Olivier O Olivier de l'Oupeinpo meurt de la manière la plus inattendue. En pleine forme, il s'endort et ne se réveille pas.

Le Chœur (psalmodiant)
du tétanos, d'une crise cardiaque, d'une septicémie, d'un choc anaphylactique, d'une rupture d'anévrisme, du choléra, d'un cancer ici ou là.

Le Récitant
On retrouve son corps abimé dans le fleuve. L'idée d'un suicide par noyade est abandonnée, la jeune femme n'a été immergée qu'après sa mort.

L’Auteur s’y reprend à deux fois pour le Récit suivant. On la voit faire les corrections sur le prompteur.

Le Récitant
1923. New York. Belmont Park. Le cheval, Sweet Kiss, gagne la course, alors que son jockey, Frank Hayes est mort d'un infarctus sur son dos.

1923. New York. Belmont Park. Le cheval, Sweet Kiss, gagne la course, alors que le cœur de son jockey, Frank Hayes s'arrête en plein galop.

L’Auteur
L'auteur se dit que, tout de même, "infarctus" est un mot cascadeur et se demande combien d'autres mots voient se suivre un R, un C et un T.

Le Lecteur Critique (réfléchissant tout haut)
Déjection, perfection, érection, déréliction, vous avez raison pour infarctus. Extinction a lui aussi trois consonnes successives, mais le n est inaudible car pris dans la diphtongue. (insistant) Vous avez absolument raison.

Brusquement, comme toujours, apparaît la Journaliste. Elle est cette fois nimbée d’une lumière où flotte une inquiétante fumée blanche.
Reprenant la scénographie de l’épisode de la laverie proposé par Valérie Breuvet,  une vidéo apparaît en fond de scène, montrant les cuves détruites. On entend le bruit d’un compteur Geiger. Le son est coupé quand la Journaliste commence à parler. Cela dure. Elle détaille.

La journaliste (en direct de)
Réacteur numéro 1. État critique. Cœur partiellement endommagé. Présence massive de sel et d'eau fortement contaminée en salle des machines.

Réacteur numéro 2. État critique. Fusion partielle du cœur. Étanchéité douteuse de la cuve. Le niveau de radiation ne permet pas le travail.

Réacteur numéro 3. État critique. Cœur un peu fondu. Ca fume. La cuve n'étant plus intègre, le cœur en fusion attaque déjà le béton dessous.

Réacteur numéro 4. Arrêt avant le séisme. Toit percé. Le combustible usé prend l'air. L'eau radioactive dans la salle des machines surprend.

Réacteur numéro 5. A l'arrêt avant le séisme. Les piscines sont à bonne température. Les toitures sont ouvertes pour éviter les explosions.

Réacteur numéro 6. Moins de tremblements. Piscine à bonne température. On peut y prendre un bon bol d'hydrogène mais baignade interdite.

Silence gêné

L’Auteur (comme pour lutter contre l’angoisse)
Les Lettres de Lumière peuvent s'évanouir des suites d'une panne soudaine de disque ou de secteur. Le rêve du Livre, lui, ne s'éteindra pas.

Le Lecteur Critique
Les Lettres de Lumière voyagent instantanément d'un bout à l'autre de la Terre, mais le temps de la lecture n'a subi aucun raccourcissement.

L’Auteur
L'auteur se demande quand a eu lieu sa disparition élocutoire ? Car c'est là, qu'il a commencé à se nommer pompeusement, lui-même, l'Auteur.

L’Auteur
Qu'est l'auteur sans au moins un lecteur ? Un qui écrit un journal intime ? Quoique, si soi lit soi, une schize fait de l'auteur le lecteur.

L’Auteur
En ce moment, à n'en pas douter, son "je" est mort, peut être pas totalement. Surgit parfois sans crier gare un "je" égaré, distinct, autre.

L’Auteur
L'auteur pense que le Livre écrit en Lettres de Lumière arrive aussitôt commandé, mais que demeure délicieuse l'attente du temps de le lire.


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